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Le Rêve de Distinction

Le Rêve de Distinction

WANG Han (Chine) & Michel-Alain LOUŸS

Octobre 2017
Pour les classes privilégiées de nombreux pays, une bonne qualité de vie rime avec emploi, voiture, maison et d'autres types de biens matériels. En Chine, pour les nouvelles élites économiques, posséder une luxueuse villa située près d'un golf est un signe de distinction et d'accès à un haut statut social. Entre Pékin et Tianjin, a été créée une ville de luxueuses villas. Le projet initial prévoyait qu'en 2020, 8000 villas seraient construites. D'un style nord-américain, ces villas comprennent trois niveaux avec de grandes baies vitrées, un spa, une piscine intérieure et une piscine extérieure, une fontaine, un double garage, un grand jardin décoré d'un pavillon de bois. Pour, les propriétaires les plus riches, ces villas sont construites sur de petites îles ou presqu'îles au milieu d'un lac. La construction du projet a débuté en 2002 mais sur les 53 kilomètres carrés du projet, la moitié seulement est sortie de terre. Le chantier a été stoppé au bout de quelques années faute d'acquéreur alors que seulement 3000 villas avaient été construites à proximité immédiate d'un hôtel cinq étoiles de 800 chambres, d'un golf, d'un complexe sportif et de loisir et d'un lac magnifique. La plupart de ces propriétés demeurent inachevées et inhabitées à ce jour. C'est ainsi qu'est née cette ville fantôme.
Dans le domaine de l'immobilier, la photographie joue aujourd'hui un grand rôle. Pour attirer les acheteurs, les dépliants commerciaux montrent non seulement des photos de ces propriétés prises de l'extérieur sous différents angles ainsi que les terrasses, les jardins, les piscines ou les terrains de tennis mais aussi des photos des décorations intérieures qui sont là pour illustrer la grandeur de ces volumes et le luxe des aménagements. Michel-Alain LOUŸS et WANG Han durant leur exploration de cette ville fantôme avaient bien évidemment de telles photos en tête. Mais ce qu'ils virent à la place ce furent des grandes baies dépourvues de vitrages, des façades qui pelaient, des blocs de pierre qui s'étaient décrochés des murs, des arbres et de la végétation poussant au travers des portes et des fenêtres ouvertes, des chemins envahis d'herbes folles. C'était un véritable paradis pour la végétation, les insectes et les oiseaux. La vie luxuriante des grandes herbes contrastait avec les majestueuses villas désespérément vides et silencieuses.
Au début de leur exploration, ils furent tentés de faire un reportage photographique pour
dénoncer le gaspillage que représentait un tel projet. Ils imaginèrent adopter une approche objective pour rendre visible l'absence de présence humaine. Mais petit à petit, leur regard se tourna vers autre chose : ils devinrent sensibles à l'esthétique et à la poétique de ces lieux inhabités. Ces chemins et maisons désertés, d'où aucune voix ne se faisait entendre, pouvaient être en Chine ou n'importe où ailleurs. Ce qu'ils virent alors n'était plus l'absence de vie de ces quartiers mais la trace même du temps. Une étrange atmosphère se dégageait de ces lieux bien réels mais à l'apparence fantastique car partout la nature prenait le dessus sur les signes de l'humain.
Dans une maison, les fenêtres et des portes séparent traditionnellement l'intérieur de
l'extérieur, ce qui définit deux espaces antithétiques. Mais là, les choses semblaient
mystérieusement inversées. En montant les escaliers intérieurs ou en passant d'une pièce à l'autre, ce qui attirait le regard, ce n'était pas le béton gris des murs ou du sol mais la végétation que l'on pouvait voir à travers les ouvertures dépourvues de vitrages. Comme si ces ouvertures sur l'extérieur présentaient des portions d'un autre réel, plus familier et plus habitable, que celui poussiéreux des intérieurs vides de ces villas. Par un étrange renversement, l'intérieur était devenu inhabitable et l'extérieur signe de vie.
Dix ans après, ce qui se dégage quand on erre au milieu de ces lieux qui ont perdu leur
vocation première, c'est une beauté pure et minimaliste faite de lignes, de matières, de
couleurs ou de contrastes et qui dépasse toute finalité particulière. Photographier devient alors le prétexte d'une expérience dont l'objet n'est plus de représenter ces villas à l'abandon mais de nous interroger sur le fait même de voir. Ces ouvertures qui aimantent notre regard sont une métaphore de nos yeux à travers lesquels nous voyons le monde. Regarder est un acte créatif et photographier construit la trace de cette expérience.
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