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Repenser l'objet à l'ère du numérique

Repenser l’objet à l’ère du numérique à travers “The Internet of Things” 

Les objets sont omniprésents dans la vie de chacun d’entre nous. Nous en croisons des milliers tous les jours. Cependant, bien que l’objet fasse partie de notre quotidien, nous ne le voyons plus, il est présent sans vraiment l’être. Il est intéressant de tenter de repenser l’objet aujourd’hui notamment à travers ce phénomène qu’est “The Internet of Things”. 

Comment repenser l’objet à l’ère du numérique et quelles en sont les limites ? 

Du latin  « Objectum », un objet peut être défini comme une «Chose solide considérée comme un tout, fabriquée par l'homme et destinée à un certain usage» ou encore une «Chose inerte, sans pensée, sans volonté et sans droits, par opposition à l'être humain» (Le Dictionnaire Larousse, 2020). L’objet est associé à une certaine résistance ; c’est une chose solide et palpable, à caractère matériel qui est hors de nous-même. Emblème de la société de consommation, il est étroitement lié au fait de  « posséder » : après les avoir achetés, nous possédons les objets et ils peuvent s’accumuler et s’entasser dans notre appartement. 

L’objet est aussi un outil, une chose que nous utilisons pour accomplir des tâches ; sans montre, par exemple, je ne pourrais savoir l’heure qu’il est et serais sûrement en retard pour le rendez-vous décisif de ma carrière. Sans stylo, je ne pourrais mettre par écrit mes pensées et mes idées qui pourraient peut-être changer le monde (bien qu’aujourd’hui nous écrivons surtout sur nos ordinateurs ou téléphones). L’objet s'avère être également un outil d’accomplissement et d’enrichissement personnel. 

Laissons de côté la montre et le stylo classique. Aujourd’hui les objets sont de plus en plus épatants de par leur performance, leur efficacité ou même leur design. Notre iPhone par exemple est devenu complètement indispensable. Nous l’utilisons tous les jours et il remplit même la fonction de plusieurs autres objets : il est à la fois réveil, agenda, bloc-note, chronomètre et même mesureur.  Mais, l’aurions-nous acheté s’il n’avait pas le design que nous connaissons aujourd’hui ? Lorsque nous nous apprêtons à commander le dernier iPhone, nous sommes séduits par le design ergonomique et épuré du produit. Nous ne ressentons plus le besoin de lire en détails les caractéristiques de l'iPhone 12 car nous savons qu’il est fait pour nous. Celui-ci devient un produit-acteur et nous sommes directement convaincus. L’esthétisme ajoute une valeur symbolique aux objets. 

C’est ce que Jean Baudrillard explique dans Le système des objets. Pour le philosophe, la société de consommation est un système d’objets se traduisant par un système de signes. Nous ne consommons pas les objets en tant que tels, mais ce que ceux-ci représentent en tant que signes singuliers. Baudrillard nous dit que   « Pour devenir objet de consommation, il faut que l’objet devienne signe, c'est-à-dire extérieur de quelques façons à une relation qu’il ne fait plus que signifier… Les objets de consommation constituent un lexique idéaliste de signes, où s'indique dans une matérialité fuyante le projet même de vivre. » Ces signes ne renvoyant plus qu’à eux-mêmes une fois l’objet devenu obsolète d’usage, le désir de consommation est lui infini.  

Pour reprendre le même exemple cité plus haut, l’acquisition de l’iPhone 12 nous donne accès à un sentiment d’unicité en accord avec l’image de la marque. C’est ce que Baudrillard explique lorsqu’il écrit qu’un objet n’est pas consommé dans son caractère matériel, mais plutôt dans sa différence. Acquérir le dernier iPhone nous donne l’impression d’être sur un piédestal social et nous nous sentons uniques. L’objet prend une place importante et devient alors acteur de notre quotidien. Néanmoins, via des objets plus complexes, notamment à travers la notion d’”Internet of Things” (IoT), nous pouvons aborder l’objet différemment. 

L'expression “The Internet of Things”, l’Internet des objets en français, a été inventée en 1999 par l’informaticien britannique Kevin Ashton. En quelques mots, The Internet of Things représente tout ce qui est connecté à Internet. C’est un réseau d’objets interconnectés grâce à de minuscules capteurs intégrés dans les objets eux-mêmes. De ce fait, grâce à ces systèmes interconnectés, il est possible de produire de la data puis de l’analyser et de s’en servir. La compagnie américaine ConcreteSensors, par exemple, a créé un petit dispositif pouvant s’introduire dans le béton et générer des informations clefs sur l’état de la matière. 

Aujourd’hui, l’expression “Internet of Things” est surtout utilisée pour désigner les objets qui communiquent entre eux. Pour comprendre l’aspect culturel de l’IoT, il faudrait aller au-delà de la simple connexion de données et analyser l’objet comme lien socio-culturel entre les individus. 

D’abord, il est intéressant de noter que la traduction française de “The Internet of Things” est “L’Internet des objets” et non des “choses” qui serait pourtant la traduction classique du mot “thing”. «Objet» et «Chose» relèvent de l’opposition (mais finalement aussi de l’association) de la Nature et de la Culture : «l’objet» est culturellement connoté contrairement à la «chose» qui elle relève plutôt de la Nature. À titre d’exemple, une noix de coco est à premier abord un fruit, mais une fois la chair mangée, la coque peut être transformée en bol : l’objet se présente alors comme un artefact culturel. 

C’est ce que tente d’expliquer Abraham A. Moles dans son article «Objet et communication» lorsqu’il écrit que l’objet est «élément de culture, il [l’objet] est la concrétisation d’un grand nombre d’actions de l’homme dans la société… ».  
De ce fait, l’objet est “vecteur de communication”, il est communication car il porte à la fois le message des personnes qui l’ont créé et imaginé mais aussi parce qu’il est un lien socio-culturel entre les êtres-humains. 

“The Internet of Things” est aujourd’hui répandu dans le monde entier et utilisé par toutes les grandes entreprises. Celui-ci nous permet finalement de repenser le rôle qu’a l’objet dans un contexte socioculturel donné. Il nous faut toutefois le remettre en question car il est évident qu’il peut être dangereux. 

Il y a bien évidemment le problème du contrôle des données privées mais aussi de l'hacking car tout objet connecté à Internet peut être piraté. La surveillance est aussi un grand danger des objets connectés car lorsqu’un objet est au courant de ce que l’on fait, qui sait où et surtout chez qui ces informations peuvent atterrir. 
La technologie semble parfois être en avance sur l’être humain lui-même et cela est assez perturbant voire effrayant. Le progrès de la techno-science à travers des systèmes comme l’IoT, se présente comme la créature dans Frankenstein de Mary Shelley; au lieu d’être au service de l’humain, la créature se retourne contre son maître. La performance de la Science est telle que celle-ci a créé des inventions qui échappent complètement à la maîtrise de l’Homme. 

C’est un paradoxe caractéristique du postmodernisme que tente d’expliquer Jean-François Lyotard. Nous relions souvent l'idéologie de la modernité à l’innovation technologique et scientifique et finalement à une maîtrise de la Nature par l’Homme. Or, c’est le moteur même de la modernité qui est aujourd’hui la cause de sa remise en question. L’analyse de Lyotard nous permet de comprendre les ambivalences et les paradoxes de la modernité et du progrès techno-scientifique ; nous sommes dans un monde en constante complexification et qui ne répond pas forcément aux besoins de l’Homme car les règles de la science ou de la technologie ne sont pas celles de la société ni même celles de l’éthique. Le progrès devient alors incontrôlable, et l’Homme est en fin de compte dominé par sa propre création.   

Il y a ici quelque chose de très dérangeant, ce que Freud appelle "unheimlich" : “The Internet of Things” nous permet de penser l’objet différemment et de prendre du recul sur ce que représente réellement le progrès technologique aujourd’hui. Bien que nous soyons habitués aux objets à l’ère du numérique, il s’avère être assez étrange, même perturbant, de parler d'objets qui communiquent entre eux sans l’aide d’un être humain. Freud explique ce sentiment de malaise par un surgissement de ce que nous avons enfoui en nous-même, de ce que nous avons refoulé. Des objets communiquant entre eux et connectés à Internet est tout sauf rassurant, car, finalement, notre vie entière, nos plus grands secrets, nos vices et nos fantasmes sont tous entassés dans nos appareils : dans nos objets. 








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