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Les dieux sont présents

Des étrangers venus voir Héraclite chez lui le trouvent en train de se chauffer devant le four à pain (ipnos) -une interprétation de cette scène repère dans l’ipnos, le four à pain, un euphémisme pour suggérer que le penseur était non pas dans la cuisine, mais dans les latrines, entrain de faire ses besoins. Quelque soit l’impudence d’une telle interprétation, elle ne trahit en rien la dialectique héraclitéenne. Cf. Robert Louis, « Héraclite à son fourneau » in École Pratique des Hautes Études. 4e section. Sciences historiques et philologiques. Annuaire 1965-1966. La réponse d’Héraclite à leur étonnement de ne pas être reçus dans la pièce réservée aux visiteurs et aux dieux, « ici aussi les dieux sont présents », donne l’esquisse d’une réponse éthique et politique à la désertion d’aidôs, lorsque se pose la question de savoir comment habiter le monde. L’ici désigne l’espace de l’intimité, où ni les hôtes ni les dieux ne sont habituellement attendus. Habiter, ce n’est pas humaniser le monde, c’est être dans la proximité de quelque chose qui se retire, c’est s’exposer à l’autre humain et à ce qui n’est pas humain : le divin. C’est ce qu’exprime le fragment éthos anthropos daimon (Héraclite, DK 119. Heidegger comprend par là que « l’homme habite, pour autant qu’il est homme, dans la proximité du dieu ». Cf. « Lettre sur l’humanisme » in Questions III, trad. R. Munier, Gallimard, Paris, 1970, p. 116), où éthos doit selon Heidegger être traduit par « séjour, lieu d’habitation ». En effet, alors que la morale rapporte l’existence à des valeurs transcendantes – à un arrière-monde – l’éthique au contraire nous porte à considérer la manière de (co-)habiter le monde. L’homme dans l’éthos existe conformément à ce qu’il est, c’est-à-dire en tant qu’être-au-monde, dans l’ouverture ou dans la fermeture par rapport à l’avènement de ce qui advient. Si exister c’est littéralement sortir de soi, cette « transcendance » ne vise pas un au-delà, elle a lieu dans l’immanence, comme demeurer dans. Or, cette demeure n’a pas le sens d’un chez soi paisible et fermé au dehors. L’équilibre du beau séjour n’est pas pour nous. Le monde que nous (co-)habitons nous jette hors de l’habituel, dans l’illimité et dans l’étrangeté du hors-de-chez-soi (Sophocle, Antigone, vers 332 sq.)
Le monde du chez-soi-hors-de-chez-soi se caractérise ainsi par son inquiétance du fait de la présence constante du retrait. Mais lorsque le retrait lui-même se retire complètement, l’absence cesse de régner au sein du présent et l’inquiétance se transforme en insécurité. L’idéologie métaphysique de la présence peut dès lors s’accomplir unilatéralement dans la provocation de ce qui demeure caché. Pro-voquer – appeler à venir en avant – tel est le mode excessif du dévoilement technique qui cherche à extraire les fonds de la nature (Cf. Heidegger, « La question de la technique » in Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1958). L’anaideia est dans le Gestell qui étend sa mainmise mondiale sur les choses et sur les hommes ; dans la rationalisation des puissances militaires et de la violence destructrice ; dans le déploiement gigantesque de moyens en faveur du Capital et dans l’accroissement illimité des puissances financières ; dans la maximisation de l’utilité et dans l’utilisation optimale de toutes les ressources humaines, naturelles, matérielles rendues disponibles ; dans les décisions et le spectacle des représentants politiques ; dans la lutte acharnée contre les « migrants » ; dans l’endettement perpétuel des peuples : tout ce qui conspire pour transformer le séjour sur terre en quelque chose de laid, de triste et de grossier et qui peut donner la honte d’être un homme - thème que Deleuze reprend de Primo Levi pour l’appliquer aux petites choses du quotidien quand nous sommes parfois embarrassés pour les autres et que nous avons honte à leur place. Cf. Deleuze, Abécédaire, « R comme résistance » : « Il y a des événements minuscules qui nous inspirent la honte d’être un homme. On assiste à une scène où quelqu’un, vraiment, est un peu trop vulgaire. On ne va pas faire une scène, on est gêné. On est gêné pour lui, on est gêné pour soi puisqu’on a l’air de le supporter, presque. Là aussi, on passe une espèce de compromis. Et si on protestait en disant ‘‘mais c’est ignoble ce que tu dis !’’, on en ferait un drame. ») Au point que, comme le poète le rappelle, les hommes « dont la langue et les yeux n’expriment que pudeur » (Théognis, Elegies I, v. 86 : οἷσιν ἐπὶ γλώσσῃ τε καὶ ὀφθαλμοῖσιν ἔπεστὶν αἰδώς) ne tiendraient que sur un seul vaisseau.
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