Article paru en version courte dans Espaces contemporains n°2
et en version intégrale dans Infernofévrier 2014.
Le Mamco propose sur les quatre niveaux du musée un hommage à Philippe Thomas, artiste clé de l’institution. Jusqu’au 18 mai 2014.

Philippe Thomas (1951-1994) a développé une œuvre sous la forme d’une fiction en abîme, parsemée d’énigmes, qui plaçait l’art dans le système économique. En 1987, il a créer l’agence les ready-made appartiennent à tout le monde en continuité du courant de l’art entrepreneurial[i] qui, entre 1960 et 1990, avait accompagné l’essor de la société post-industrielle.

L’agence les ready-made appartiennent à tout le monde® était sans existence légale. Elle modélisait l’entreprise, sa forme juridique, son image, sa structure et son objet social.  Son nom renfermait, de plus, un paradoxe : « appartenir » suppose la propriété, « à tout le monde », le collectivisme. En effet, Philippe Thomas, avait lu les grands textes marxistes qui auraient du aboutir au « Grand Soir », avant d’énoncer que l’œuvre d’art était devenu l’économie. Ceux-ci supposaient une absence de séparation entre l’État, la sphère socio-économique et l’individu. L’agence qu’il avait créé, en modélisant le monde de l’entreprise, proposait exactement l’inverse. L’artiste avait sans doute pris ce parti « avec une sorte de résignation, comme si l’utopie politique, ou simplement la liberté par rapport à la marchandise n’était plus envisageable dans la société post-révolutionnaire, bourgeoise et capitaliste des années 1980[ii] ».

Philippe Thomas, plutôt que de dénoncer le disfonctionnement du système économique de l’extérieur, s’était positionné en « insider ». Le protocole complexe qu’il avait mis en place brouillait les pistes, les standards du marché de l’art et bouleversait la politique de l’auteur. De la sorte, diverses de ses pièces étaient signées par les collectionneurs qui les acquéraient et le musée figurait en tant qu’instance de légitimation de l’œuvre.

L’Ombre du Jaseur (d’après Feux Pâles)
En 1990, le capc Musée d’art contemporain de Bordeaux, avait invité l’agence les ready-made appartiennent à tout le monde®, a réaliser une exposition. Philippe Thomas avait alors conçu Feux pâles selon la logique d’une pièce de théâtre à deux caractères : le capc dans le rôle du musée, Philippe Thomas dans celui de l’artiste. Dans cette exposition, des œuvres de l’agence, signées par des collectionneurs, étaient mises en valeur au milieu d’autres, réalisées par des artistes très connus, ou historiques.
Le titre Feux pâles était une déclinaison au pluriel de celui du roman de Vladimir Nabokov, écrit en 1961[iii].  Dans cet ouvrage, la fiction débute dès la première ligne : le poème écrit par John Shade occupe apparemment la place centrale. Cependant, la présentation et les annotations, rédigées par Charles Kinbote, prennent progressivement le dessus. Shade et Kinbote sont tous deux des personnages fictifs, inventés par Nabokov.
Le Mamco réinterprète au 4e étage de l’institution l’exposition Feux pâles et lui donne un nouveau titre, L’Ombre du Jaseur (d’après Feux Pâles). Le jaseur est un oiseau au chant mélodieux, que l’on retrouve dans les premiers vers du poème de John Shade, « J’étais l’ombre du jaseur tué, percuté ».

La partie historique
Selon les explications de Paul Bernard, commissaire de l’exposition, L’Ombre du Jaseur est divisée en onze chapitres, tout comme l’était Feux Pâles à Bordeaux, en 1990.
Les deux premiers, intitulés Inventaires du mémorable et Les Cabinets d’amateur, servent, en quelque sorte, de socles historiques[iv]. Ainsi, dans la première salle, un cabinet de curiosité a été reconstitué et témoigne de l’impulsion à cataloguer qui animait le siècle des Lumières. Le genre est apparu au XVIe siècle et était aussi appelé, parfois, « Chambres des Merveilles. La logique de classement et l’agencement des vitrines s’appuie sur le traité d’époque de Samuel Quiccheberg, le premier et le seul ouvrage didactique sur la question[v].
Le deuxième chapitre, Le Cabinet d’Amateur, présente un genre pictural qui fleurit à Flandres au XVIe et XVIIe siècle et qui donnent à voir une complexité et une diversité de représentation de collections de tableaux réelles ou imaginaires. Lorsqu’elles sont fictives, ces collections sont des vues de l’esprit, tout comme l’exposition Feux Pâles, d’ailleurs.

Les impasses supposées de la modernité
Après ces deux salles, les quatre chapitres suivants exposent ce que Philippe Thomas considérait être les impasses de la modernité.
L’Art d’accommoder les Restes établit un premier rapport entre l’œuvre d’art et le musée. Dans la salle sont réunies des propositions artistiques qui ont à voir avec le rebut, comme par exemple Tableau Piège (1974) de Daniel Spoerri, Literaturwurst « Die Welt », de Dieter Roth, ou Costume de feutre, version jeté au sol en 1971 à l’aéroport d’Orly, de Jospeh Beuys. Ces présentations mettent en évidence la tendance du musée à conserver les œuvres d’art comme l’Église les reliques de Saints, telles que les rognures d’ongles, par exemple. Merda d’artista, œuvre de 1961 de Piero Manzoni, rappellent plus particulièrement cette pratique, à la limite du fétichisme. Fontaine de Marcel Duchamp, présent dans Feux Pâles en 1990, aurait du se trouver dans cette section. Malheureusement, l’œuvre de 1913 est devenue pratiquement impossible à emprunter depuis qu’elle ait été vandalisée à deux reprises, en 1993, puis en 2006. À la place se trouve La Grande casserole de moules (1966) de Marcel Broodthaers.

Le Musée sans objet : présentation du vide  réunit des œuvres immatérielles, comme There is a discussion, œuvre de 1981 de Ian Wilson, sous la forme d’une conversation, divers cartons d’invitation aux expositions de Richard Long montrées entre 1981 et 1985, le carton d’invitation et son enveloppe, datés du 28 avril 1958 de l’exposition « Galerie vide » d’Yves Klein à la galerie Iris Clert, les écrits de 1979 de Robert Smithson, et Roodborst Territorium/Sculpture de Jean Dibbets, une œuvre de 1969 formée des simples déplacements d’un oiseau.

La Chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres rassemble des œuvres d’artistes qui en « recopient d’autres », comme Braco Dimitrijevic, Simon Linke, Stephen Prina, ou justement Sherrie Levine et sa pièce Fountain (After Duchamp : 2), une réplique de 1991, en bronze poli du célèbre ready-made.

La partie sur les limites des catégories et les impasses de la modernité s’achève dans le chapitre Passif de la modernité. Le secteur ne présente que des monochromes, Painting in unequal parts d’Alain Charlon, une peinture uniformément grise en cinq parties,  Grau (1974) et Miroir (2014) de Gerald Richter et Perpetual photo (#119) d’Allan McCollum qui, de 1984 à 1986, avait comme protocole de photographier chaque apparition de tableau dans les programmes télévision et de les agrandir. Par ailleurs, le premier indice de la présence de Philippe Thomas apparaît ici sous la forme d’une œuvre, intitulée Grand Fond, signée Alain Clairet, qui initie la partie fictive de l’exposition. Le nom du collectionneur, propriétaire de l’œuvre, dissimule celui du véritable auteur, Philippe Thomas.
Viennent ensuite quatre chapitres qui formulent des réponses aux limites des catégories muséales constatées.

Dans la salle Le Respect de l’étiquette, l’intérêt du cartel se trouve une sculpture minimale, blanche et rectangulaire, posée horizontalement au sol. Un clap est posé dessus sur lequel est écrit : «  Christophe Durand-Ruel. Souvenir écran. ». La forme fait référence au cinéma, à un espace de fiction et à un retour de la narration dans l’exposition.
Dans la théorie de Freud, le « souvenir écran » est un souvenir qui en cache un autre, qui vient se superposer à un trauma et dont on ne veut pas se souvenir. Ici, le « souvenir écran » pourrait être la modernité, qui veut oublier le passé de la représentation et de la fiction.
D’autre part, Christophe Durand-Ruel n’est pas un artiste, c’est un commissaire priseur de la famille des grands marchands d’art parisiens, qui furent notamment les marchands de Pablo Picasso. Son nom se trouve, avec évidence là, comme un indice pour indiquer que le territoire de fiction de Philippe Thomas se déplace dans le paratexte. Ainsi, le retour de la fiction, comme première issue possible aux impasses de la modernité, pourrait ne plus se faire sur la toile, l’espace qui lui était dévolu. Il se déplacerait sur le cartel, dans l’à côté de l’œuvre, dans le commentaire. Exactement comme dans Feu Pâle de Nabokov.

Le chapitre huit, intitulé Le Musée réfléchit, concerne la prise en charge par les artistes de leur propre muséographie. Deux versions de La boîte en valise (édition de 1966 série F) de  Marcel Duchamp, ouverte et fermée, les lettres annonçant l’ouverture du Musée du Département des Aigles, de Marcel Broodthaers, ainsi que vingt cinq cartes postales du même musée y figure, notamment. Une grande photographie murale montre une collection de photographies de musées. Sur le cartel est inscrit : « La collection de Mr Georges Venzano, 1990 », un personnage inventé par Philippe Thomas.

Le neuvième chapitre s’intitule Mesure pour mesure et réunit des artistes qui ont travaillé leurs œuvres comme les étalons de leur travail. Les Stoppages étalon de Marcel Duchamp, de 1913-1914, pourtant présents à Bordeaux, n’ont pas pu être montrés. Se trouvent là, Metro, oeuvre de 1967 de Claudio Parmigiani, les documents spécifiant la fermeture du musée de Marcel Broodthaert, Location (1963-1973) de Robert Morris, à positionner au mur selon une unité de mesure intégrée à l’œuvre, ainsi qu’un « fac similé » de Solomon R. Guggenheim Museum Board of Trustees, œuvre d’Hans Haacke de 1979. L’artiste, invité pour une rétrospective au Musée Guggenehin, à New York, avait élaboré cette proposition polémique. Il s’agissait d’une enquête sur les liens qu’entretenaient les « trustees » qui finançaient le musée avec diverses enseignes mêlées à des transactions douteuses à New York. L’œuvre avait été interdite et est depuis devenu emblématique de la critique institutionnelle. Elle appartient depuis peu au Moma.

L’avant dernière salle intitulée De la propriété littéraire et artistique, comporte un dispositif de Philippe Thomas. Le sol est recouvert de faux parquet sur lequel est disposé un panneau sur lequel est inscrit « Parcelle à céder ». L’idée étant de proposer à n’importe qui de devenir artiste et d’entrer dans l’histoire de l’art, ce qui suppose de disposer de mètres carrés dans un musée. L’œuvre a été vendue à Jedermann, Inc. (en français : Tout le monde), ce qui a aboutit à une modification du cartel en « Propriété privée ». 

Le dernier chapitre intitulé L’Index clôture la réflexion entamée avec Le Cabinet de Curiosités. L’idée du classement prend désormais la forme d’un ordinateur, producteur de codes barre. Les années 1990, régies par le régime du signe pur, se traduisent pour Philippe Thomas, par les codes barres que l’artiste décline sous la forme de toiles. Les collectionneurs achetaient ainsi des signes, et non pas l’objet auquel ils renvoyaient et ils en devenaient les auteur. Dans la salle L’index, les activités de l’agence les ready-made appartiennent à tout le monde® figuraient également, codifiées sous la forme d’un tableau.
Josiane Guilloud-Cavat
Notes : 
1. Les précurseurs de ce mouvement, Katherine S. Dreier, Marcel Duchamp et Man Ray, avaient fondé en 1923, le collectif artistique Societé Anonyme, Inc., institué en véritable société, inscrite au registre du commerce.
2. Retour d’y voir, numéro cinq, Genève, Éditions Mamco, 2012.
3. Vladimir Nabokov, Feu Pâle, Traduction de l’anglais Raymond Girard et Maurice-Edgar Coindreau, Paris, Gallimard, 1965.
4. Les Cabinets de curiosités peuvent être considérés comme les ancêtres du musée, bien qu’il n’aient pas montré des œuvres d’art, mais des objets classés dans des catégories.
5. Samuel Quiccheberg, The first treatise on museums : Samuel Quiccheberg's "Inscriptiones", 1565,  Éditions et traduction, Mark A. Meadow et Bruce Robertson, Los Angeles, The Getty Research Institute, 2013.
Cycle des histoires sans fin, séquence printemps 2014
Hommage à Philippe Thomas et autres œuvres augmenté de L’Ombre du jaseur (d’après Feux pâles)
Allan McCollum, Encore
Franck Scurti, The Brown Concept et Nouvelles Lumières de Nulle part
Marijke van Warmerdam, Light
Christopher Williams, The Production Line of Happiness
Flatland, un plateau de sculptures
Du 12 février au 18 mai 2014
www.mamco.ch
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Retraits de l’artiste en Philippe Thomas
RETOUR D’Y VOIR
 n°5

2012, 368 pages, 10 reproductions en noir et blanc, 17 x 24 cm.
ISBN : 978-2-94015 –951-2
Visuels : Philippe Thomas, 1- Les ready-made appartiennent à tout le monde®, La Pétition de principe, 1988 / 2- vue de l’exposition au Mamco / 3- Autoportrait de Groupe / copyright succession Philippe Thomas / MAMCO Genève.
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Compte rendu de la rétrospective Philippe Thomas au Mamco.

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