Charles Poulin's profile

GRIS COMME LES MONSTRES

GRIS COMME LES MONSTRES
PROJET DE ROMAN (EXTRAIT)




  Et si les ombres qui hantent les cimetières étaient vraiment celles de goules affamées ? Si nos dessous de lits permettaient réellement aux monstres de nous atteindre ? Peut-être qu’ainsi notre monde se porterait mieux. 



CARREFOUR D’ARCHAN, juin, vacances d’été

  La peinture s’écaille par endroit sur le vieux panneau rouillé à l’entrée du bâtiment. Max a de la difficulté à le lire de si loin, mais remarque qu’un vandale a biffé une partie du slogan. « La destination mode » a été modifiée en « la destination mort ». Il fait nuit depuis une demi-heure déjà et même s’ils sont vêtus de noir de la tête aux pieds, Max a tout de même l’impression d’être trop voyant. Pour faire plus discret, Olivier porte une tuque, et ce, malgré la lourde chaleur de cette soirée de juin. Impossible pour Olivier d’assumer sa chevelure qu’il qualifie de carotte et n’importe quel prétexte est bon pour se couvrir la tête. Les deux garçons progressent dans le stationnement à l’asphalte rongé par la végétation. Ils sont maintenant qu’à quelques mètres de l’ancien centre commercial. Abandonné depuis plusieurs années, le monument de béton n’a rien de rassurant. Max est craintif, c’est la première fois qu’ils explorent quelque chose d’aussi grand. Sans compter tout ce qu’on raconte sur cet endroit. Des histoires de dope, d’agressions, de vieil ermite cinglé, bref des rumeurs très certainement exagérées, mais qui ont possiblement un fond de vérité. Olivier fait signe à Max de se dépêcher.
  — Attends, ma caméra est pas prête, répond-il, ajustant l’appareil. 
  — Ouin, fait un plan complet de la bâtisse. Faut que le public voie ça !

  Max trouve toujours aussi ridicule que son ami utilise le mot public pour qualifier les quelques fans de leur chaine YouTube. Il pointe néanmoins sa caméra vidéo de calibre professionnel sur le bâtiment décrépi et rive ses petits yeux couleur bronze sur le moniteur pour resserrer son cadrage. C’est parti, l’enregistrement a commencé. 

  — J’suis mieux de pas scraper ma caméra Oli, sinon j’vais péter une coche. On sait même pas par où on passe.
  — On entre pas dans les catacombes de Paris Max… Y’a rien de dangereux… Come on, le centre d’achat est rien que fermé depuis genre sept ans.
  — Fermé depuis la fusillade qui a fait vingt morts. Je pense que notre public devrait savoir.
  — Dis pas public comme ça, Max. Faut que tu y croies.

  Olivier a tout de même prévu un minimum son itinéraire. Le trou dans la clôture de fer se franchit plutôt aisément et le chemin à travers les hautes herbes mène directement à une porte entrouverte. Les deux jeunes, fébriles, pénètrent le centre d’achat abandonné en gravissant les marches poussiéreuses d’une cage d’escalier secondaire. Le spot de la caméra éclaire leur ascension. Olivier déplace soigneusement les planches et les boites de carton éventrées qui jonchent les marches. Graffitis aux murs et vitres fracassées témoignent du passage de nombreux autres intrus. 

  — On arrive dans le mail central, il parait qu’il y a des boutiques qui ont même pas été vidées, commente le rouquin, toujours devant.

  Max souffle sur sa mèche de cheveux un peu plus longue qui lui barre la vue et par l’objectif de sa caméra, découvre le mail. Les colonnes de béton s’étendent du sol au plafond sur une hauteur de trois étages, entourées de montants d’acier comme si on s’inquiétait pour leur solidité.

  — On remarque bien le style architectural du brutalisme, typique dans cette ville, continue Olivier.

  Les formes incertaines derrière les vitrines ravivent toutes les histoires tordues qu’ils ont pu entendre. Et si c’était dangereux d’être ici ? Tout en bas, une immense structure de forme angulaire, qui fut jadis une fontaine, est couverte de déchets en partie carbonisés. Max attarde sa caméra sur le monticule de détritus, filmant au passage un vieux charriot d’épiceries rongé par la rouille. 

  — C’est ici qu’une fois par année, en novembre, le grand feu a lieu. Les gens se rassemblent autour de la vieille fontaine pour incendier un tas de déchets lors d’une veillée en mémoire des vingt personnes qui sont mortes, continue de narrer Olivier.
— Les gens… Des malades, tu veux dire, commente Max, toujours derrière sa caméra.

  Le garçon continue de faire plusieurs plans des lieux. L’espace est vaste et tout de même suffisamment éclairé grâce à l’impressionnante toiture vitrée. C’est en faisant une prise de vue du sol tout en bas, afin de montrer le carrelage fissuré, que Max remarque des traces plus foncées qui pourraient bien être du sang. 

  — Le tueur fou serait entré par le deuxième, l’étage où on se trouve et aurait descendu cinq…
  — Abattu, Oli ! corrige Max.
  — Oui, abattu cinq personnes à partir de la mezzanine pour ensuite se diriger vers l’escalateur, juste ici.

  Incapable de concevoir qu’il se trouve sur les lieux d’une tuerie, Max dirige sa caméra vers le vieil escalier roulant, guidé par la narration trop enthousiaste de son ami. Bientôt, les deux adolescents descendent l’escalier mécanique, leur déplacement faisant écho dans le vaste silence. 

  — On va se rapprocher des vitrines pour voir l’intérieur des boutiques, indique Olivier, autant pour son ami que pour son éventuel public. 

  Une fois au rez-de-chaussée, quelque chose attire l’attention de Max. Au-delà des bannières de magasin défraichies et des mannequins de plastique démembrés, il s’attarde aux projecteurs sur pieds disposés à plusieurs endroits. Le même genre de lampes qu’on utilise sur les chantiers qu’il a visités. Également, plusieurs panneaux de bois sur lesquels on a placardé des plans d’architecte meublent l’espace. 

  — Oli, check ! 
  — Quoi ?

  Max indique sa découverte et sur l’entrefait des voix éclatent dans un couloir tout près. Les deux jeunes se mettent à courir, affolés à l’idée de se faire prendre. Bientôt, des hommes en habits et quelques ouvriers prennent place dans le mail central, tout près de la fontaine encombrée. Les deux jeunes se cachent derrière ce qui était jadis un kiosque à bonbons et Max s’empresse d’éteindre le projecteur de sa caméra. La conversation des hommes d’affaires réverbère jusqu’à eux, largement déformée par l’écho des lieux. Les garçons, de leur cachette, comprennent tout de même l’essentiel. Restructuration, étude de marché, améliorations, démolitions ; il est clair qu’on va rouvrir le centre commercial d’Archan. Olivier fixe ses yeux verts sur son ami, la bouche grande ouverte, comme un enfant qui apprendrait avec déception que le père Noël n’existe pas. Max ne s’intéresse plus à ce qui l’entoure et à ce qu’ils viennent de découvrir. La seule chose qui l’importe c’est de sortir de là sans se faire voir. Il n’a pas envie d’avoir des problèmes, d’avoir sa mère, pire, sa grand-mère sur le dos. Soudain, déchirant le silence, une sonnerie de téléphone retentit. Max comprend que c’est son iPhone. Il baisse les yeux sur le visage lumineux de sa copine qui lui sourit sur l’écran. Christel lui téléphone et vient surtout de les faire repérer. D’un geste brusque, le garçon éteint sa sonnerie. Le regroupement d’ouvriers à proximité commence à s’approcher d’eux. Olivier empoigne le bras de son ami et les deux adolescents se mettent à courir.

  — Hé ! Vous autres, restez ici !

  C’est la première fois qu’ils se font prendre et Max réalise qu’il ne partage pas le plaisir de son acolyte. L’exploration urbaine, c’est risqué ! C’est ce que dirait Olivier si Max se plaignait. Ils s’enfoncent dans le centre d’achat sans avoir aucune idée d’où ils vont, incertains d’être vraiment pourchassés. Ils enjambent les carcasses de vieux conduits d’aération qui encombrent le sol et remarquent d’autres traces sur le carrelage qui pourraient effectivement être du sang. Plus ils s’éloignent du centre du mail, plus la noirceur s’épaissit. Max doit rallumer le projecteur de sa caméra qu’il tient toujours d’une seule main.

  — Tu filmes-tu encore ? demande Olivier, le sourire aux lèvres. 
  — Oui, mais là faut qu’on trouve par où sortir. On est pogné, Oli.

  Devant eux, l’allée se termine sur un grand magasin fermé par une infranchissable grille de métal. Olivier analyse l’espace et le front en sueur, enlève sa tuque, tout en se mordant la lèvre du bas.

  — Par là !

  Ils se remettent à courir en direction d’un escalier d’une dizaine de marches. Une fois en bas, au bout d’un long couloir, une porte de verre défoncée mène sur le stationnement souterrain enveloppé de graffitis. Max braque sa caméra droit devant, éclairant le tunnel. Une fois à mi-chemin, il se retourne vers l’escalier pour être convaincu qu’ils ne sont pas suivis. La peur le happe si violemment, que ses yeux se remplissent de larmes instantanément. Il sent une vague de chaleur suivie d’un frisson parcourir tout le haut de son corps. Il est forcé d’arrêter. Ce qu’il a sous les yeux est impossible. Éclairé par la lampe de la caméra, un inconnu reste là, dans le haut des marches, sans bouger, menaçant. Le masque de l’homme se détache clairement du reste de son habit complètement noir. Un visage de lapin blanc angoissant avec deux trous sombres pour les yeux.  

  — Max, la lumière ! Come on, avance !

  La voix de son ami lui parait lointaine, Max n’entend presque rien. Ce masque, ça ne se peut pas… L’espace d’un moment, Max revoit son petit frère. Le gamin hurle, se débat, emporté de force par des mains gantées. Le kidnappeur porte le même masque de lapin troublant. La voix de l’enfant se fissure tellement il crie. Le hurlement effroyable, tranchant, se mélange finalement à un bruit de moteur. Un fourgon noir disparait au bout de la rue.

  — Max, bâtard ! Qu’est-ce tu fous ?

  L’inquiétant personnage disparu, Olivier ne comprend pas pourquoi son ami s’est arrêté et l’entraine de force avec lui. Max revient graduellement sur terre et recommence à courir mécaniquement. Tout est confus. Comme si ses cauchemars, ses pires souvenirs, venaient de prendre forme devant lui. Des souvenirs qui, aux dires de plusieurs, n’étaient qu’une fabrication. 

BOULEVARD PRINCIPAL D’ARCHAN, quelques minutes plus tard.

  Charlie se demande quel sera le problème cette fois. Qu’est-ce qui va encore lui péter en pleine face ? Assise dans la voiture d’une femme qu’elle n’a vue qu’une seule fois auparavant, elle se dirige vers son nouveau foyer. Sa nouvelle famille d’attente. Oui, en attendant qu’elle ait enfin 18 ans et qu’elle puisse sortir de cette procédure ridicule. La vie n’a pas voulu qu’elle ait de parents, alors pourquoi s’acharner à vouloir lui en coller de force. De toute manière, en quoi le fait de revenir habiter dans sa ville d’enfance devrait-il lui faire du bien ? Ils disent que Montréal n’est pas bonne pour elle. Mais sa vie a été scrapée, ici, à Archan. 

  — Tu auras presque tout l’été pour t’habituer à nous avant de devoir t’intégrer à l’école. C’est certainement moins précipité que ce à quoi tu es habituée, lance l’élégante femme au volant.
  — Ouais, j’suis pas pressé de commencer l’école, commente simplement Charlie, concentrée à démêler sa mèche de cheveux rouge délavé.
  — Anna est impatiente de te rencontrer. Thomas… C’est Thomas, tu verras y’a pas grand-chose qui l’ébranle vraiment, il va accueillir ta présence sans problème, continue la conductrice, engageant un virage dans une rue déserte.
  — En parlant de choses dont j’ai pas l’habitude, j’avoue que comme famille d’accueil, c’est pas mal spécial. J’pensais pas qu’une croquemort monoparentale serait choisie pour la tâche. J’suis étonnée de leur ouverture tout d’un coup.  
  — Thanatologue, corrige simplement la femme, pour ensuite se retourner vers la banquette arrière et ajouter sur un ton plein de sous-entendus : Toi-même Charlie, tu déjoues certaines règles, alors on va pas être pointilleuses sur les raisons qui nous ont menées l’une vers l’autre et on va simplement s’entre-aider. N’est-ce pas ?
  — Murielle, attention !

  La conductrice se retourne vers la route juste à temps pour apercevoir l’homme qui se tient au beau milieu de la voie. Éclairé par les phares de la voiture, l’individu se détache à peine de la nuit noire. Il serait presque invisible si ce n’était de cet étrange masque de lapin. Paniquée, Murielle joue du volant avec adresse et réussi à esquiver de justesse l’homme déguisé. Sans broncher, il se contente de suivre de la tête le véhicule qui a bien failli le renverser. Les yeux de Charlie restent rivés sur ce personnage étrange jusqu’à ce qu’il soit hors de portée. L’adolescente se dit qu’on vient officiellement de lui souhaiter la bienvenue. 
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Illustration de personnages pour un projet de roman jeunes adultes.

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