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Réflexions sur Hinkemann d'Ernst Toller

Cette critique de livre a été réalisé dans le cadre d'un cours en littérature. L'artiste, bien que troublé, est particulièrement brillant et met en garde contre l'extrémisme trop souvent déguisé par l'engouement d'un monde meilleur. 

L'oeuvre Hinkemann de E. Toller est frappante et transpire son vécu authentique qui donne à la pièce cette force émotionelle déstabilisante. La désillusion n'est pas abordée pas un bourgeois s'ennuyant dans son confort, mais par un homme ayant vu l'absurde à la source. Après la guerre, il participe à une révolution socialiste instable et sanglante dont il interprète comme un échec des idéaux, thème très présent dans Hinkemann. L'auteur présente dès les premières lignes une réalité qui flétrit et l'oeuvre garde cette ligne directrice qui s'exprime de diverses façons. Celles qui m'ont intéressés davantage sont, évidemment, les idéaux, la nature de l'homme et les animaux. Ces thèmes reviennent constamment et forment un tout cohérent se reliant les uns aux autres.

Il y a une naïveté dans les idéaux soulignée par Toller et ce dès la première page du texte. Hinkemann explique qu'en allant à la guerre les hommes n'ont aucun problème à faire le mal, que tout est normal et justifié. C'est au retour où les mutilés ressentent toutes les atrocités de leurs actes, ainsi que leurs conséquences qu'ils réalisent leur erreur. Il ajoute que le bien portant est aveugle, courte affirmation d'un fort impact qui donne le ton pour le reste de la pièce. Il est facile d'imaginer un monde parfait et avoir la prétention de détenir la clé, mais la pratique est une toute autre histoire. Toller, avec sa participation à la révolution spartakiste, l'a expérimenté au premier plan. C'est à travers une scène au bistrot de madame Heinrich où ces idées seront critiquées habilement. L'emplacement en soi est une satire lorsque l'on pense à refaire le monde avec un verre dans le nez. Des idées de grandeurs, l'impression que tout est possible, c'est l'ivresse qui redonne un espoir illusoire. En plus d'Hinkemann, c'est Knatsch et Unbeschwert qui ont attiré le plus mon attention. Knatsch a une forte volonté de révolution et déclare qu'il n'y a pas de bonnes conditions pour la faire, c'est un besoin imminent. Illusion dont Toller est pleinement conscient, le personnage affirme aussi qu'il n'y a pas de différence au sein du prolétariat et qu'il est conscient. Une unité qui ne prend pas en compte les spécificités propres à chaque individu et leur nature dont je discuterai plus loin. L'auteur pousse la satire par une explication anecdotique de la présence du personnage au bistrot. Lorsqu'il entre chez lui dans sa petite demeure et voit ses pauvres enfant, ainsi que sa femme en pleurs, il fait demi-tour pour faire sa cure chez Heinrich. C'est un homme qui prône une révolution féroce, l'unité et l'entraide, mais ne peut même pas se montrer solidaire envers sa famille. Unbeschwert, quant à lui, expose la théorie du matérialisme scientifique. En dénuant l'aspect très complexe de l'intériorité humaine, il réduit le bonheur à une formule toute simple. Le mal est un mal de classe où les riches ne sont jamais assez riche. Si la production se tournait vers une production de masse avec des matériaux plus modestes, c'est toute la population qui pourra en bénéficier. C'est en répondant aux besoins essentiels de tous que le pays sera heureux et la guerre n'existera plus. De façon similaire à Knatsch, c'est sa manque de vision sur l'individu que certains dans le bistrot critiquent dont Hinkemann qui poursuit sur une note beaucoup plus fataliste. Selon lui, le bonheur est réservé à certains, d'autres ne pourront y accéder qu'importe les conditions. Il concède à Unbeschwert que les besoins primaires sont cruciaux, car sans eux les hommes ne peuvent être bons. Ce concept est reprit de plusieurs façons et j'y reviendrai à travers la thématique des animaux. Dans l'oeuvre, les idéaux flétrissent face à la réalité du quotidien, la complexité des individus et sont ridiculisés autant par l'aspect physique du bistrot que l'aspect psychologique des personnages parlant à travers leur chapeau.

Cette individualité qui brouille la cohésion du prolétariat est largement exploité dans l'oeuvre et constitue, selon moi, sa facette la plus sombre. Avant la guerre, Hinkemann était perçu comme fort et plein de vitalité, mais c'est en revenant qu'il réalise la dureté de la réalité. Il risque sa vie pour son pays, revient mutilé et se retrouve pariah, un pauvre type comme le décrit Grosshahn. L'indifférence et le manque de proximité émotionelle dans les relations humaines sont des thèmes récurrents. Toute aussi fataliste que lui, la mère d'Hinkemann lui dit: "Chacun doit porter son mal. Personne n'est épargné. La vie est plus forte que nous, Eugène". Cette douleur partagé n'empêche pas l'insensibilité la plus totale face aux autres. Contrairement à ce que Knatsch pense, les êtres de l'oeuvre font preuves de cruauté de diverses façons sans considération, du moins dans le moment, de ce qui les entoure. Très tôt, l'impuissance d'Hinkemann pousse sa femme à le tromper avec son ami Grosshahn. Du côté de Grete, elle se détourne du mal de son mari afin d'aller trouver consolation ailleur. Pour Grosshahn, il honore son amitié de façon ignoble en séduisant sa femme pour son propre plaisir. Cette relation est un point tournant dans l'histoire menant à la fin tragique, mais permet aussi d'instaurer une évolution sur la vision des choses des trois personnages. C'est en voyant Hinkemann qui fuit brisé sous ses moqueries que Grosshahn réalise les répercussions de son geste. Sans être rongé de remords, il suggère quand même que quelqu'un devrait l'aider, autre preuve de la faiblesse de la proximité émotionelle malgré la proximité physique. Le retour du père est un autre exemple de cruauté très égoïste. La mère d'Hinkemann lui explique que son père n'était pas vraiment mort, mais les avait quitté par le passé puisqu'il ne trouvait plus sa femme aussi attirante qu'au début depuis sa grossesse. Ce qui a le plus blessé celle-ci est le rire qu'il lui retourne face à sa tentative de se défendre, face à sa misère. Il revient misérable et profite de sa femme une fois de plus afin de pouvoir mourir. Dans un contexte de révolution porteur d'un désir d'entraide et de solidarité, Toller ne ménage pas d'intégrer toujours plus de cruauté par naïveté, indifférence ou encore motivée pas l'appât du gain. Malgré le contexte de la guerre et d'instabilité, le peuple a soif de sang, de violence et de cruauté. C'est ce qu'exploite le forain en proposant des spectacles sanglants et de nudité. Alors qu'Hinkemann s'était promis de ne plus faire preuve de cruauté, le forain réussi à le convaincre grâce à une rémunération bien grasse. Le déchirement entre les valeurs et la nécéssité vient renforcer ce dont il avait parlé au bistrot où les hommes qui ne peuvent répondre à leurs besoins primaires ne peuvent être bon. C'est à travers ses personnages porteurs et créateurs de misère que Toller vient flétrir le portrait de l'homme fondamentalement bon aspirant à un monde meilleur. La nature humaine est sombre, sans espoir.

Le thème des animaux est récurrent dans la pièce et ouvre la porte vers des images très fortes. Il y a toute une allégorie qui s'y forme à l'image d'Hinkemann lui-même. En premier lieu, c'est le chardonneret dont la mère de Grete, suite à la lecture d'un article, lui crève les yeux afin qu'il chante mieux. L'absurdité de l'acte devient une métaphore du protagoniste mutilé par la volonté d'une force extérieure. Les ordres de l'armée deviennent les conseils du journal et le mal est fait aveuglément comme le suggère Hinkemann. La comparaison va plus loin lorsqu'il se rappele la guerre, car l'homme y est réduit à l'état d'animal. « Une bête, on lui tord le cou, on l'égorge, on lui tire dessus.» Au combat, l'adversaire perd son humanité, on oublie qu'ils ont aussi une famille, des amis, une vie. Le chardonneret revient lorsque Hinkemann se fâche au bistrot et se compare à nouveau à celui-ci en chantant. En reprenant l'idée que lui a inspiré l'oiseau qu'un homme bien portant est aveugle, il condamne son auditoire qui aspire à la révolution. Il les compare à ce qu'ils veulent renverser en réduisant ces belles idées stériles et insensibles à la misère du quotidien. Il serait possible de développer davantage sur les idées cycliques dans l'oeuvre qui reviennent, mais je me concentre ici sur le deuxième animal majeur, le rat, car il permet aussi de comprendre la finale. Comme Hinkemann, le rat est perçu comme répugnant. Le public s'amuse de ce qui semble insignifiant, ce qui inclu à la fois les rats et l'eunuque qui est victime de son entourage. L'animal devient aussi une métaphore du protagoniste à son retour et renforce l'image du pariah. À la fin de la pièce, il condamne les hommes, condamne ce mal cyclique dont on semble ne pouvoir se départir. Celui que l'on blesse en blessera un autre et la douleur n'a pas de fin. Même plein de bonnes volontés, Hinkemann continue de faire le mal aux rats. On peut penser que même plein de bonnes volontés, les révolutionnaires du bistrot feront à leur tour aussi du mal. L'image de l'animal permet donc de démontrer cette réalité flétrit à l'aide de métaphores fracassantes.

Cette roue de la souffrance est un point clé dans la compréhension de la finale. Comme le dit la mère, personne n'est épargné. Avec le même fatalisme, Hinkemann affirme que certains arrivent à être heureux et d'autres non, mais que le mal est distribué injustement. Si le protagoniste serait mort à la place de sa femme, il y aurait eu un espoir pour elle de recommencer sa vie et d'atteindre le bonheur, mais on ne peut pas échapper au malheur. C'est Hinkemann qui reste en vie dans l'incapacité d'améliorer son sort. L'oeuvre est très sombre et montre une société où l'espoir est, comme les belles idées, un rêve qui ne mène à rien et que ceux-ci se flétriront au contact de la réalité. Il y a plusieurs autres directions très intéressantes comme la religion qui perd de son sens et le lien très brillant avec le Priape. Symbole de fertilité de la nature et sexuelle, la mythologie raconte que Priape, suit à un mauvais sort d'Héra, se retrouve impuissant lorsqu'il est sur le point de passer à l'acte. Le dieu est représenté avec érection toujours très exagérée, rappel de l'impuissance de Hinkemann. L'oeuvre de Toller est ficellée avec génie et renferme une sagesse terrifiante qui rend parfois la lecture difficile, mais délectable.
Réflexions sur Hinkemann d'Ernst Toller
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