Opérateur - Xavier Niel, fondateur d'Iliad-Free

Magazine Challenges, le 20.12.2011 

Avec Free, ce geek milliardaire est devenu l'icône d'une génération d' entreprenautes. Xavier Niel, patron un peu parano et très iconoclaste, défi e aujourd'hui les opérateurs télécoms avec Free Mobile. Son obsession.

Sur sa tombe, il aimerait voir inscrit: " Il a cassé les monopoles. " C'est l'image qu'il voudrait que les consommateurs gardent de lui. Bien sûr, il y a l'histoire de l'insolent succès de cet entrepreneur iconoclaste devenu milliardaire. Mais Xavier Nielvoudrait que l'on se souvienne d'abord de ses combats homériques menés dans l'Hexagone pour y démocratiser le secteur des télécoms, qu'il compare souvent à la Corée du Nord. Après l'épique victoire sur le titan France Télécom dans l'accès à Internet, au début des années 2000, il s'apprête à bousculer le triumvirat du mobile formé d'Orange, SFR et Bouygues Telecom qui, selon lui, " escroquent " les Français depuis tant d'années.

Candeur perdue

Cette bataille, il l'a préparée dans le plus grand secret, enfermé avec sa garde rapprochée au sixième étage du QG d'Iliad-Free, au centre de Paris. Xavier Niel a transmis à ses lieutenants des réflexes de prudence et de méfiance: il a définitivement perdu toute candeur, en 2004, au cours de son mois de détention provisoire pour un investissement dans un peep show. Le soupçon vire parfois à la paranoïa. " Si je me suicide ou meurs dans un accident de voiture dans les trois prochains mois, vous verrez que les menaces étaient sérieuses, parce que je ne suis pas du tout suicidaire et que je conduis très lentement ", avait-il déclaré à The Economist au moment où ses concurrents tentaient de lui barrer la route de la quatrième licence mobile. Le camion contenant le dossier de candidature avait quitté le siège d'Iliad accompagné d'un second camion, vide, un leurre destiné à brouiller les pistes, au cas où...
Dans sa nouvelle campagne, le patron d'Iliad se repose sur trois hommes: Maxime Lombardini, le directeur général, ancien de Bouygues, pro du management et des arcanes juridiques ; Thomas Reynaud, le directeur financier, ancien banquier d'affaires aux allures de golden boy ; et Rani Assaf, l' alter ego, tout-puissant mais discret maître du réseau et de la technologie, arrivé en 1999 à son retour de la Silicon Valley. Ce dernier pilote la petite équipe de choc de Free Mobile cloîtrée à Montpellier. Xavier Niel leur a défendu de communiquer par courriel ou texto sur le jour du lancement ou le prix de l'offre. Le mystère total doit planer jusqu'à ce que l'assaut soit lancé.
D'une certaine manière, ce grand timide a reconstitué autour de lui le clan familial, ce cocon qu'il a décrit une seule fois face à la caméra, dans une vidéo de Décideurs TV pour le site Internet de Challenges, comme " le seul univers de confiance parfait, les seuls à être là quand tout va mal ". Pourtant, son itinéraire semble construit en prenant le contre-pied des valeurs de ses parents. " Mon père était responsable des brevets dans une entreprise de chimie pharmaceutique, et ma mère expert-comptable à l'école vétérinaire de Maisons-Alfort, détaille-t-il. Je corresponds donc plutôt à l'échec dans ce modèle où il faut faire bac + 10. Ma soeur, d'ailleurs, s'occupe d'enfants à problèmes dans le Val-de-Marne et oublie souvent de se faire payer. " Lui a très tôt " le rêve de gagner beaucoup d'argent ". De fait, il a abandonné ses études en maths sup, car il en gagnait suffisamment - déjà plus que ses parents - grâce à ses activités dans le Minitel. Le voici aujourd'hui 12e fortune française selon le classement de Challenges et 297e mondiale selon Forbes. La capitalisation d'Iliad, dont il possède encore 62 %, dépasse déjà celle de Peugeot.

Patron accessible

De cette éducation, l'entrepreneur a gardé une simplicité étonnante. Pas de Rolex à son poignet ; il regarde l'heure sur son iPhone. L'homme est d'une courtoisie extrême, aussi bien avec un serveur qu'avec un ministre. Rien ne lui plaît plus que d'avoir un agenda vide. Sa façon de montrer qu'il a toujours du temps pour ses amis ou ses enfants, pour qui il bloque toutes les vacances scolaires... Sauf cette année à Noël, Free Mobile oblige! " Son côté simple et accessible me fascine, raconte son grand copain de l'Internet, Jacques-Antoine Granjon, PDG de Vente-privée.com. Il n'a pas été perverti par sa réussite ".
La réalité est légèrement plus complexe. Le Tout-Paris sait qu'il n'a pas de chauffeur, mais ses salariés connaissent son goût pour les belles Mercedes qu'il conduit lui-même. Il n'a pas d'assistante personnelle, mais son bureau de ministre est exactement le même que celui qu'a laissé Didier Lombard à Stéphane Richard à France Télécom. Ses deux fils sont scolarisés à l'école publique, mais la famille vit villa Montmorency, l'une des voies privées les plus chics de Paris. Cet automne, Xavier Niel a même fait les délices de la chronique mondaine. Sa présence à un gala de Dior, le 20 octobre, a fait frissonner d'étonnement les habitués, émoustillés de le voir afficher sa complicité avec Delphine Arnault. Oui, mais sans cravate!
Quand il est chez Free, Xavier Niel respire. Enfin, il peut être lui-même. Piquer des bonbons au service marketing et en profiter pour faire une blague de potache, se promener en chaussettes ou parler circuits imprimés avec un technicien en mangeant un sandwich grec. Il tient par-dessus tout à s'assurer que sa société, dont la taille double tous les trois ans, reste une grande start-up, où l'on continue à bidouiller tout ce qui peut l'être en interne. " Si vous sortez les centres d'appels, il ne reste que 500 personnes chez Iliad ", souligne Cyril Poidatz, fidèle parmi les fidèles, président du conseil d'administration depuis 2004.

Objet de culte

Dans l'organigramme resserré de l'opérateur, le fondateur n'est que le directeur général délégué à la stratégie. Débarrassé des contraintes de la gestion quotidienne, confiées à Maxime Lombardini, Xavier Niel peut se consacrer au déploiement de la fibre optique, à la prochaine box... et au mobile. Son moment préféré pour les grandes discussions, c'est le soir, quand le reste du monde s'arrête. A la nuit tombée ne restent que ses " stars ", des employés surmotivés qui lui vouent un véritable culte. " Un stagiaire de 21 ans est aussi bien considéré qu'un cadre de 30 ans ", raconte un ancien. Pour eux, il se démène, n'hésitant pas à trouver un logement à un prodige en difficulté ou à payer ses études à un jeune prometteur. La règle vaut aussi pour ces jeunes entrepreneurs repérés grâce à son fonds d'investissement. A tous, il donne des conseils sans compter son temps.
Ces heureux élus n'ont qu'une peur: le décevoir un jour. " Un soir où nous nous apprêtions à lancer une grande opération dont tout le monde, à l'extérieur, était convaincu qu'elle allait échouer, il m'a appelé à 23 heures, se souvient l'une de ces stars, demandant à ne pas être identifiée. "Tu penses que cela va fonctionner?" J'ai répondu que oui. "On verra demain matin et on s'en souviendra", a-t-il simplement répliqué. " " Sa grande force est de faire confiance à son équipe. A un point effrayant ", décrypte son ami Jérémie Berrebi, gestionnaire de Kima Ventures, le fonds d'investissement personnel de Xavier Niel. Echangeant des dizaines de courriels chaque jour avec ses proches collaborateurs, il se contente généralement, au moment de la décision, d'un simple : " Up to you! " (A toi de voir.) Plus qu'un examen de compétence, ces moments ressemblent à des tests de confiance.

Cynique en affaires

Dans cette famille, vous êtes dedans ou dehors. " Personne ou presque n'ose me parler, car je suis passé à la concurrence ", raconte un ex-Free. Aux yeux de Xavier Niel, ce sont des traîtres. Pire encore est le sort réservé à ceux qui viendraient entraver ses affaires. Grand procédurier, il défend sa création bec et ongles. " Lorsque nous avons décidé d'entrer en Bourse, en 2006, il a jugé que ce n'était pas dans son intérêt, raconte Jacques Veyrat, ancien PDG de Neuf Telecom. Tout était possible, jusqu'à déposer plainte pour que je sois mis en examen. Mais une fois que nous avons réussi, il m'a dit: "Bien joué!""
Ce cynisme, Xavier Niel le pratique à la manière d'un drogué du jeu vidéo. C'est un geek extrême. Il s'agit presque, chez lui, d'un art de vivre. Son adolescence a été changée par la découverte, au pied du sapin à Noël 1981, d'un ZX81. Avec cet ordinateur, il découvre un objet obéissant à chacun de ses ordres. Tout le contraire de sa soeur ou de ses parents... Lorsqu'il décide de racheter Le Monde au printemps 2010, il a en tête tous les paramètres sur lesquels il veut jouer. Il sait se faire séducteur pour conquérir le vote de la rédaction, quand Pierre Bergé et Matthieu Pigasse maîtrisent mal leur nervosité. Son jeu préféré: faire le gentil flic à côté du méchant.
Pour le rôle du bad cop, une fois le rachat bouclé, il fait appel à Michael Boukobza, son ancien bras droit à Iliad, chargé de passer en revue les comptes du Monde. Pendant quatre mois, le jeune cost killer a semé la terreur à l'étage administratif du boulevard Blanqui. " Rétrospectivement, j'ai le sentiment que Xavier Niel a voulu lancer une guerre psychologique contre la rédaction ", analyse un responsable du journal. Au fi l des semaines, il distille dans la presse les trouvailles de son poulain, surnommé Bazooka, qui vont contribuer à paralyser la rédaction face à cette image déplorable qu'on lui renvoie d'elle-même. Le message est efficace et répandu urbi et orbi: c'est la gabegie boulevard Blanqui.

Communicant intraitable

Car l'inventeur de la Freebox entretient depuis dix ans un réseau de journalistes avec lesquels il échange quantité de courriels, ponctués de smileys, de piques sur ses concurrents et de pirouettes s'agissant de son groupe. Il les abreuve d'informations, mais tout doit rester off. Il a fait du secret sa meilleure arme de communication: les journaux parlent de Free, autant de publicité économisée. " Si les médias n'avaient pas été aussi positifs sur Free Mobile, pas sûr qu'il aurait eu sa licence ", note Berrebi. Et si un article ne lui plaît pas, il n'hésite pas à lâcher un courriel sanglant à son auteur ou à traîner la publication devant les tribunaux. Et ses petits tickets investis dans quasiment tous les nouveaux sites d'information lui assurent que son groupe ne sera pas maltraité.
" Malgré tout ce qu'il fait, Free reste son projet ultraprioritaire, c'est sa mission ", insiste Jérémie Berrebi. Du Monde, racheté au bord du gouffre, il veut faire une formidable opération financière. Une manière de prouver qu'il peut réussir là où tous les patrons de presse ont échoué depuis l'arrivée d'Internet, en défaisant en quelques mois ce que le trio Colombani-Minc-Plenel avait construit en quinze ans. De fait, les premiers résultats sont bons et les comptes du quotidien sont revenus dans le vert. Accessoirement, les ministres se précipitent pour le tutoyer et Nicolas Sarkozy n'écorche plus son nom. Mais tout cela n'est rien comparé à ses ambitions pour Free Mobile. Le Monde ne représente plus que deux heures dans son emploi du temps hebdomadaire, le jeudi après midi.
Dans un coin de sa tête, déjà, il songe secrètement à l'étape d'après, celle qui va suivre le lancement de Free Mobile. A titre personnel, Xavier Niel a obtenu une licence mobile en Israël et pourrait faire de même en Suisse. Comme un ultime pied de nez aux patrons de la génération précédente, il n'envisage même pas de voir l'un de ses deux fils lui succéder. " C'est un fardeau ", dit-il. Méfiant vis-à-vis de la transmission, ses idéaux le rapprochent d'un Warren Buffett . Une manière de protéger jalousement ses deux familles.

Jean-Baptiste Diebold

Ce qu'ils disent de lui 

Stéphane Richard, PDG de France Télécom: Il est rebelle jusqu'à un certain point. Il aime bien fréquenter les grands de ce monde. Mais cette image de rebelle sert Free.

Maurice Lévy, président du directoire de Publicis: « C'est un Maverick, un chef d'entreprise qui va à la limite de ses possibilités et de ses audaces. »

Maxime Lombardini, directeur général d'Iliad: « Il a un respect plus grand pour un entrepreneur de 21 ans affichant zéro bénéfice que pour un énarque brillant expert chez McKinsey. »

Jacques Veyrat, président d'Impala: « Je connais son côté un peu sombre. J'ai du respect pour l'entrepreneur et la personne qu'il est en train de devenir. »

Pierre Bergé: « Dans Le Monde, il aimerait plus peser sur la manière dont l'argent est utilisé. Et moi, plus sur le contenu. »

Matthieu Pigasse: « Je dois le convertir au rock, ce n'est pas gagné. »

Jonathan Benassaya, créateur de Deezer: « Pour beaucoup, il a été un guide. Il est un phare dans l'océan. On veut le protéger. »

Pascal Houzelot, PDG de Pink TV: « Un novateur génial, un investisseur puissant. »
Xavier Niel: portrait
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Xavier Niel: portrait

Grand portrait de Xavier Niel juste avant le lancement de Free mobile

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